Présentation de l'éditeur: Grâce à quelques clics et une adresse mail bidon, Ruth Cassel a pu
s'inscrire sur le site perdu-de-vue.com et y déposer une vieille photo
de classe en noir et blanc trouvée dans les affaires de son père. La
manip n'a qu'un seul but : l'aider à différencier les deux blondes aux
yeux noisette sur la photo, Marie-Ève et Ève-Marie, respectivement la
mère de Ruth et sa soeur jumelle, décédées à vingt ans d'intervalle.
Très vite, comme s'ils avaient attendu ce signal, des anciens de la
terminale S3 se manifestent. L'ex-beau gosse de la classe, une prof de
philo à la retraite, une copine des jumelles et, en prime, un grand-père
dont Ruth ne soupçonnait pas l'existence, s'empressent de répondre.
Tout pourrait s'arrêter là... Mais la photo de classe a réveillé de
terribles souvenirs. Les e-mails évoquent un meurtre commis l'année de
la terminale, celui d'Ève-Marie. Ils parlent d'un étrangleur
récidiviste, le tueur à la cravate. Bien plus effrayant, ils mettent en
cause l'une des personnes que Ruth aime le plus au monde, son propre
père, Martin Cassel...
J'avais déjà lu les romans policiers de Marie-Aude Murail comme les deux premiers tomes de la série des Nils Hazard que j'adore (Dinky rouge sang et l'assassin est au collège). Je pensais trouver quelque chose un peu dans la même veine ici. On peut dire que je me suis gentiment plantée. L'humour et la légèreté de Nils Hazard a complètement disparu dans Le tueur à la cravate pour laisser la place à un récit implacable et presque froid. Dès les premières pages, le lecteur est saisi par l'atmosphère lourde qui se dégage des fameuses photos que déterre Ruth, la fille aînée de Martin Cassel. Ce roman, édité dans la collection médium de l’École des Loisirs, aurait très bien pu être un roman pour adulte bien que l'héroïne, qui nous fait vivre l'histoire à travers ses doutes et ses émotions, soit une ado un peu perdue de quatorze ans qui éprouve un amour sans borne pour sa petite sœur Bethsabée et des sentiments confus pour son père. Les thèmes (comme toujours avec Marie-Aude Murail, plusieurs thématiques s'entrecroisent jusqu'à former un tout) sont noirs et pesants et vous serrent souvent les tripes.
Au centre de ce roman, un meurtre et des passions vieilles de vingt ans qui vont refaire surfasse et bouleverser la vie de la famille Cassel. Au-delà de l'intrigue policière en soit (j'avais bel et bien trouvé le coupable dans le premier tiers du roman grâce à un petit détail, la faute à mes lectures policières à répétition?) qui est à mon sens secondaire, c'est surtout l'humain qui est à la fois glaçant et prenant dans Le Tueur à la cravate. Les personnages sont tous marquants, vraiment tous parce qu'ils sont à mon sens radicalement humains. Le "héros" n'est pas particulièrement attachant et le reste jusqu'au bout. Il n'y a pas de changement de personnalité, les secrets levés bougent des sentiments extrêmement profonds qui effleurent la surface que très légèrement. C'est une dimension que j'ai adoré. Marie-Aude Murail ne cherche pas à rendre les personnages attachants ni gentils, ils se contentent d'être, c'est tout. Dans un roman policier, cette technique est, je trouve, payante. Le côté froid et détaché du Tueur à la cravate lui donne un certain cachet au sein de la littérature policière pour la jeunesse. Comme d'habitude l'auteure ne prend pas ses lecteurs pour des incapables. Elle apporte une histoire difficile mais honnête, qui fait réfléchir.
Ici il est surtout question d'amour, l'amour qui a conduit un homme jusqu'au meurtre mais aussi l'amour d'un père pour ses enfants, d'un grand-père pour ses petits-enfants (qui va jusqu'à mettre en sourdine ses propres sentiments de haine pour rester proches d'elles), de sœurs entre-elles. C'est la seconde dimension qui m'a véritablement fascinée. Ce roman entier tourne autour de l'amour de la version la plus pure à la version la plus pervertie. L'auteure évite tout le voyeurisme qu'un roman pour adulte aurait pu déverser, elle écrit avec tact mais sans périphrase inutile: un adolescent peut comprendre le propos, thank you very much.
Au-delà du crime donc, des personnages. Martin Cassel tout d'abord, l'adolescent étrange, puis le médecin anesthésiste froid, celui dont tout le monde croit qu'il est un assassin. C'est un personnage qui tranche dans le panel de ce qu'offre d'habitude Marie-Aude Murail. Je ne sais pas vraiment si elle l'aime comme un héros/anti-héros où si elle le trouve elle-même étrange. Martin Cassel est un personnage à la Dreyfus, inatteignable de par son mutisme et sa froideur. Il n'est pas sympa, il a un humour absurde et décalé que les gens ne comprennent pas, il ne sourit jamais et surtout il éprouve une passion presque malsaine pour sa petite dernière Bethsabée, qui le lui rend bien. Complexe jusqu'à l'incompréhension, il s'est enfermé dans une bulle de chagrin impossible à percer.
Ruth, la fille aînée, l'invisible, celle que son papa n'aime pas, ou alors il le cache et ne le lui dit pas, celle qui ne se sent pas de place dans cette relation familiale étroite qui existe entre Bethsabée et Martin, celle enfin par qui tout commence et tout fini. C'est incontestablement, pour moi, la véritable héroïne de l'histoire. Pour une adolescente de quatorze ans, elle fait preuve d'un sang-froid et d'un courage inhumain. Elle ressemble beaucoup à Martin dans son caractère, elle encaisse, se relève et avance. L'amour qui se dégage d'elle envers sa petite sœur vous prend à la gorge. Comme dans le rêve de l'assassin, elle pourrait mourir pour Bethsabée. C'est un personnage que j'ai farouchement aimé dans Le Tueur à la cravate et pourtant nous sommes loin des ado farfelus et uniques que j'aime habituellement dans les romans de Marie-Aude Murail et Malika Ferdjoukh mais ici Ruth a su me toucher. Son abnégation, sa hargne sans doute.
Bethsabée est adorable, c'est l'un de ses personnages de gamines muraillesque qui font tout le sel de ses romans et Bethsie n'échappe pas à la règle. C'est l'enfant/la nièce qu'on aimerait avoir, vive, drôle, maligne et mignonne un vrai rayon de soleil.
René Lechemin est touchant à sa façon. Père éploré, qui a perdu le contact avec sa deuxième fille, celle qui avait eu l'audace d'épouser l'assassin de sa sœur jumelle, il est complètement partagé entre sa haine de Cassel et l'envie de retrouver à travers ses petites-filles, son Eve-Marie perdue. Là encore, il y a un charme désuet qui se dégage de ce personnage grâce à Suzanne Parmentier, la prof de philo qui veut sortir son vieux voisin de cette prison qu'il s'est construit, année après année. Lou Belhomme est une jeune femme authentique, pas très intelligente mais humaine avec ses bons et ses moins bons côtés comme Deborah, l'amie de Ruth. Lou, c'est une fille que l'on peut croiser tous les jours dans la rue et c'est peut-être le plus dur à supporter dans ce roman, c'est que tous ces gens peuvent exister que leurs histoires peuvent être racontées. Guy Dampierre, c'est le beau gosse du lycée que ne s'est jamais remis de la mort de celle qu'il aimait et qui vit bloqué dans le passé, incapable de tourner la page. Alice aussi, comme la quasi-totalité des adultes de ce roman, est bloquée dans le passé avec un désir de prendre sa revanche sur la vie, sur ce qu'elle aurait dû avoir. Elle est agaçante par sa gaieté complètement en décalage avec le contexte grave de la situation qui se créée autour d'elle.
Le lieutenant Kim enfin, un peu lente à la comprennette mais finalement perspicace et lucide. On finit par prendre son parti, c'est un bon flic à l'opposé du brigadier Dupuis, type qui n'a rien compris à la façon de mener une enquête.
Il y a cependant une chose qui m'a profondément perturbée à la lecture du Tueur à la cravate, même si je suppose que c'était voulu par Marie-Aude Murail. Je reste complètement glacée par la fascination que tous les personnages semblent éprouver pour Eve-Marie et Bethsabée (puisque la tante et la nièce se ressemblent). Je sais bien qu'elles sont solaires et joyeuses mais Marie-Eve et Ruth n'existent finalement que dans leurs ombres. Entre René qui avoue clairement que sa fille (comme s'il en n'avait qu'une) était Eve-Marie et Martin qui aime Bethsabée plus que tout au monde, je n'ai pu m'empêcher d'être complètement révoltée par le sort injuste qui frappe Ruth et d'une certaine façon Marie-Eve. J'avais vraiment envie de secouer tout le monde et leur dire: "Mais regardez Ruth! Voyez! Aimez-là, protégez-là bordel!" Le Tueur à la cravate c'est une bande d'adulte coincés dans leur passé, incapable d'ouvrir les yeux et de voir les trésors qu'ils ont autour d'eux, à commencer par Ruth qui si elle ne ressemble pas à sa tante, a néanmoins le droit d'exister et d'être aimé.
Enfin, ce qui m'a complètement fascinée dans Le Tueur à la cravate est le carnet de bord que Marie-Aude Murail a écrit sur une année, entre la fin de Malo, fils de voleur et la sortie du tueur à la cravate. Ce carnet est hallucinant, il nous en apprend finalement plus sur Marie-Aude Murail la femme que sur Marie-Aude Murail l'auteure. On voit les idées germer dans sa tête, ses informations, ses inspirations, ce qu'elle rejette, ses tâtonnements etc. On voit le roman prendre forme, on sent des inspirations mineures qui vont parcourir presque en silence le thriller. Ce carnet de bord nous donne la possibilité aussi de rencontrer Marie-Aude, d'une façon plus intime et plus franche qu'une interview. J'ai beaucoup aimé ses réflexions personnelles sur la société ou sa découverte presque hallucinée du monde d'internet, des blogs (tendance journaux intimes), et des codes cette société virtuelle.
Elle engrange une impressionnante quantité d'informations sur le monde grec par exemple et fini par dire qu'elle ne retient rien au-delà de l'utile. Or, elle met dans son journal intime un nombre pharamineux de références culturelles (cinématographique et littéraire). Si Madame Murail, vous êtes cultivée.
Le Tueur à la cravate est donc un excellent roman policier à mettre entre toutes les mains et pas seulement celles des adolescents.