lundi 23 septembre 2013

Fatherland - Robert Harris


Présentation de l'éditeur: Berlin, 1964. Depuis que les forces de l'Axe ont gagné la guerre en 1944, la paix nazie règne sur l'Europe. Seule, l'Amérique a refusé jusqu'ici le joug. Mais dans quelques jours, le président Kennedy viendra conclure une alliance avec le Reich. Ce sera la fin du monde libre. 
Deux meurtres étranges viennent perturber les préparatifs. Les victimes sont d'anciens S.S. de haut rang jouissant d'une paisible retraite. Chargé de l'affaire, l'inspecteur March s'interroge. S'agit-il d'un règlement de comptes entre dignitaires? Mais, s'il s'agit d'affaires criminelles, pourquoi la Gestapo s'intéresse-t-elle à l'enquête? Quelle est cette vérité indicible qui tuent tout ceux qui la détiennent et semblent menacer les fondations mêmes du régime? Le mystère s'épaissit et, dans Berlin pavoisée, les bourreaux guettent, prêts à tout pour étouffer dans la nuit et le brouillard les dernières lueurs de liberté.

Après mes travaux de l'année dernière - sur les organisations criminelles nazies pour ceux qui ne sauraient pas - je m'étais jurée de ne pas ouvrir un roman sur la Seconde Guerre mondiale avant un délais raisonnable. Un an est passé et j'ai craqué. Evidemment quand on m'a dit que Fatherland de Robert Harris prenait place en 1964 dans une Europe fédérée autour d'une Allemagne nazie victorieuse, je n'ai pas pu résister (et puis entre les copines et mon ancêtre qui m'assurait que c'était génial, c'était obligé que je le lise). 

Incontestablement, Fatherland est un grand roman d'uchronie sur la Seconde Guerre mondiale. Il y a deux types d'uchronie : celles qui s'écartent largement de la réalité connue pour nous offrir un contenu WTF ex: Napoléon a gagné contre l'Angleterre et l'action se passe dans un Londres francophone de 2013. Cela laisse une marge certaine pour faire un peu ce que l'auteur veut. Puis il y a la seconde méthode, faire dériver le cours du temps d'un petit détail et entraîner une réalité alternative probable, glaçante parce que fondamentalement vraie.
Ici c'est bien évidemment la seconde solution qu'a privilégié Robert Harris. L'Allemagne et l'Europe de 1964 est une alternative pétrifiante à ce qu'aurait pu être notre univers avec une victoire allemande. Je suis admirative des choix fait par Harris pour son uchronie. Petits détails qui sembleront anodins, c'est ici une tactique d'espionnage anglaise qui échoue et qui entraîne une victoire maritime, c'est là un attentat qui échoue et qui laisse vivre Reinhard Heydrich en 1942. L'ensemble des jalons placés par Robert Harris offre au final un contexte historique et politique crédible. C'est peut-être à cause de ça que Fatherland est effrayant. Il ne l'est pas à cause du destin de son héros Xavier March, ni des secrets découverts, il l'est parce que l'Europe de 1964 post-victoire nazie mise en place par l'auteur est d'une incroyable véracité. C'est absolument saisissant de voir comment finalement une victoire allemande aurait pu changer tellement et si peu notre histoire. Une Union Européenne voit le jour, même si le leadership principal est assumé par un Adolf Hitler vieillissant. Une guerre froide existe malgré tout, bien que les protagonistes se soient déplacés, Allemagne contre Etats-unis, laissant un reste d'Union soviétique exsangue à la traîne.

Ce qui m'a le plus remué en découvrant la Berlin fantasmée de Robert Harris est de se rendre compte qu'il ne s'agit pas ici de guerre perpétuelle et que la vie continue. C'est un constat terrible n'est-ce pas? Que l'on puisse vivre dans une Allemagne rongée par le nazisme est impensable et pourtant c'est ce qu'arrive à créer l'auteur dans ces pages. Même si les uniformes noirs des SS et de la Gestapo hantent les rues pendant leurs occupations habituelles, les gens n'ont pas l'air sous pression. Ils travaillent, sortent, tombent amoureux, forment une famille, sont dévoués à l'Allemagne et au Führer. Certains vivent d'ailleurs très bien et s'adaptent parfaitement à cette période d'après-guerre. Il suffit de voir la femme et le fils du héros pour s'en convaincre. Ils obéissent, sont formés comme de bons petits soldats à vivre selon les règles stériles érigées par le parti. C'est sans aucun doute le plus ahurissant et le plus clair dans ce roman et l'ensemble est dépeint avec une vivacité et un réalisme surprenant et odieux.

Robert Harris connait bien la Seconde Guerre mondiale et ses développements. A voir les documents originaux qu'il a utilisé, les choix uchroniques qu'il a fait, les personnages qu'il a conservé ou éliminé, il est évident qu'il connait parfaitement cette période de notre Histoire. Il ne se contente pas d'ailleurs de partir du postulat que l'Allemagne a simplement gagné, ce ne serait pas lui rendre justice. Tout au long du roman il nous distille des informations sur la guerre, ses développements et l'Europe depuis 1945 que ce soit des éléments historiques, sociaux, politiques, religieux etc. qui permettent de recomposer sans aucun doute possible le chemin parcouru.
Là où le roman est aussi intelligent, tient dans ses choix de protagonistes. La quasi-totalité des hauts dirigeants nazies sont morts en 1945 avant de pouvoir être jugés. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les accusés à Nuremberg et de se rendre compte qu'il manque les personnages les plus horribles du régime. Bien évidemment, dans cette uchronie ils sont bel et bien vivants à quelques exceptions près, Harris faisant à mon avis le choix logique d'en faire mourir certains avant 1964. Là où je le trouve subtil, c'est d'incorporer à son récit des personnages historiques, ayant bien officié sous le troisième Reich qui sont suffisamment placés dans la hiérarchie nazie pour être potentiellement dangereux sans pour autant jamais toucher aux vaches sacrées du parti. Même si on parle d'Hitler ou d'Heydrich, jamais on ne les voit. On se contente de Globocnik et de Nebe.
Cela peut paraître un détail ou complètement secondaire puisqu'il s'agit d'uchronie et que donc on peut faire ce qu'on veut et faire dire ce qu'on veut aux personnages censés être morts mais je persiste à penser que les meilleurs romans historiques ne sont pas ceux qui mettent en scène des personnages particulièrement connus. Je trouve que dans 99% des cas, faire parler des personnages historiques célèbres est un échec. C'est investir tout un imaginaire sur une personne ayant existé et cela ne peut être plus loin de la véracité historique. Vous voyez un auteur faire parler Hitler? Hormis La part de l'autre d'Eric-Emmanuel Schmitt, je trouve le concept périlleux. L'excuser? En faire un monstre? (je reste convaincue que la réussite et la monstruosité du régime nazi ne tient pas qu'en la seule personnalité d'Hitler. Après avoir travaillé sur les procès des médecins des camps de la mort, je peux vous garantir que certains étaient beaucoup plus cyniques dans leur pensée de l'extermination des juifs d'Europe que les gesticulations hystériques du Führer devant la foule.) Mais je digresse.
Ici, Robert Harris, en nous offrant de véritables personnages du Reich, moins connus que les hauts dignitaires nazis, permet d'ancrer son récit dans un vrai paysage politique et donne du corps à la société qu'il reproduit. L'ensemble fonctionne sans aucune anicroche et met d'emblée le lecteur mal à l'aise face à cette implacable bureaucratie teutonne.

L'autre point fort de ce récit reste le personnage principal, l'anti-héros Xavier March. C'est un personnage diablement intéressant qui m'a fait penser par de très nombreux aspects à Finch, l'inspecteur du Doigt dans V pour Vendetta. La aussi, Robert Harris se montre subtil. Il aurait été largement plus simple d'accrocher le lecteur avec un héros, chevalier-blanc anti nazi à la Ned Stark. Quelqu'un auquel le lecteur peut s'identifier pour la pureté de l'idéal. C'eut été beaucoup trop facile et je préfère nettement notre Xavier March SS Sturmbannführer pour la Kripo (Kriminalpolizei). Le décalage entre ce qu'il représente, la police d'Etat nazie, et ce qu'il est, un homme bon et intelligent, pousse à réfléchir sur ce qui fait un homme. Xavier March est attachant par la réflexion qu'il porte sur le monde qui l'entoure et les choix qu'il fait face à des situations douloureuses. Il est prêt à remettre en cause le fondement même de sa vie pour chercher la vérité.
Comme Finch, Xavier March est un homme né à l'aube du système et qui y est entré l'un par conviction, l'autre presque par hasard. Bon petit flic bureaucrate il n'en reste pas moins un peu à la marge par leur volonté de garder une indépendance d'esprit et de réflexion. Rien n'est jamais ostentatoire, tout est naturel. Il est autant naturel pour Finch de s'interroger sur la personnalité du terroriste V que pour March d'enquêter sur le crime commis. March comme Finch perd peu à peu repères et certitudes et si pour l'Allemand les doutes commencent dès son divorce et la découverte de la photo de famille des Weiss, pour Finch c'est réellement son contact avec V qui le fait s'interroger sur le bien fondé de sa "démocratie". Dans le fond, Fatherland n'est que l'achèvement des doutes de notre anti-héros. Il n'apprend finalement rien qu'il ne sache pas déjà au fond de lui-même, une révélation, une prise de conscience de ce qui se joue autour de lui depuis 30 ans.

Cependant je reste légèrement sur ma faim. Il y a pour moi un léger problème de rythme dans la première moitié du roman qui aurait mérité un peu plus de légèreté dans le traitement de l'affaire policière avec des révélations qui arrivent finalement peut-être un chouille trop tard pour véritablement surprendre le lecteur averti. Evidemment si vous ne connaissez pas bien la Seconde Guerre mondiale cela ne vous choquera pas. Quant à la fin, si je suis évidemment d'accord avec le traitement de l'intrigue et du personnage, je pense quand même qu'il aurait fallu rajouter un épilogue. Je comprends ce qu'a voulu faire Harris ici mais je ne partage pas tout à fait son point de vue sur le traitement de la chose.

Fatherland est un roman qui vous atteint dès les premières pages, qui vous accrochent par son réalisme alors même que nous sommes dans l'Europe imaginaire de l'auteur. Xavier March, SS du Reich arrive à nous toucher et à nous entraîner avec lui dans l'horreur du nazisme avec une intelligence rare. Un grand roman. 

2 commentaires:

Clelie a dit…

Waw, quelle analyse... Je ne connaissais pas du tout ce livre avant de lire ta très brillante chronique. Ce roman a l'air d'une rare finesse dans ce concept uchronique tout à fait surprenant. Je suis une grande lectrice d'ouvrages sur la seconde guerre mondiale, et je suis vraiment curieuse de lire ce bouquin. Tu m'a donné très envie de me le procurer as soon as possible !

Perséphone a dit…

Clélie le compliment me va droit au coeur. MERCI! Si tu lis beaucoup sur la Seconde Guerre mondiale, tu devrais en effet apprécier la finesse du travail de reconstitution et d'imagination de Robert Harris dans ce Troisième Reich de 1964. J'espère que tu viendras me dire ce que tu en as pensé!

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